La notion de temps

Isabelle De Haas

Formatrice et Psychologue

Comment être mieux écouté par les enfants? Une histoire de temps…

Pas le temps qu’ils grandissent pour comprendre, rassurez-vous, mais le temps que cette notion complexe de temps se construise dans leur cerveau…

« Ils ne nous écoutent pas », « elle n’écoute rien », « il n’écoute que ce qu’il veut » : ce sont des phrases que j’entends parfois en analyse de la pratique.  « Comment se faire entendre des enfants ? » est une question récurrente. Sans répondre de manière globale à cette question trop large, je vous propose une réflexion à partir de mes observations du langage de l’adulte envers l’enfant, centrée sur la notion de temps.

Construction du temps : d’abord un vécu.

Toute personne ayant été en lien avec des enfants a pu observer que notre notion de temps et celle des enfants est tout à fait différente. (Parfois même déjà entre adultes…) Des phrases comme « on est le matin ou l’après-midi ? », « on est demain ? », « je m’est levé à 40h », « j’en peux plus d’attendre » (au bout de 15 secondes dans une salle d’attente…) montrent bien le décalage. Effectivement, le temps est un vécu. Sa notion est abstraite. Sa représentation une construction.  Qui dit construction, dit développement, dit temps… on y revient.  En 1946, Piaget y a déjà consacré tout un ouvrage Le développement de la notion de temps chez l’enfant. (PUF) et bien d’autres après lui.

Construction du temps

Prendre en compte cette construction du temps pour parler aux enfants

Dans son livre Communiquer, penser, parler avec le petit enfant, (Dunod, 2020) Marie-Paule Thollon-Behar évoque ces marquages du temps (p.81). Elle analyse les mots utilisés par les enfants pour nous aider à comprendre ce qu’il construit dans ce domaine. Elle évoque aussi quelques « erreurs » de communication réalisées par les professionnelles de la petite enfance. Pas des erreurs dans le sens de faute professionnelle mais dans le sens d’une non prise en compte de la capacité de l’enfant à comprendre ce qui est énoncé. « Si l’adulte annonce ‘‘ On va sortir se promener, mais avant on va ranger’’ ; le risque est grand de voir les enfants vers la porte et peu motivés pour ranger les jouets. La consigne n’a pas de sens pour le jeune enfant qui aura entendu ‘’sortir se promener ‘’ » (p.82) Cet exemple montre que les enfants écoutent, ce qu’ils comprennent. (Pas tout le temps quand même, soyons réalistes)

Un exemple de temps vécu tout à fait différemment

Lors d’une observation en crèche un été, une professionnelle passe une tête à l’extérieur où se trouvent les enfants et dit « on va manger ». Les enfants ont commencé à manger 32 minutes après. Nous avons bien travaillé avec cette équipe qui n’avait pas conscience de la longueur de ce temps qui, de leur point de vue, passait très vite. Le temps est d’abord un vécu. Elles qui étaient occupées à faire passer tous les enfants aux toilettes, vérifier qu’ils se lavent les mains, aider à trouver une place à chacun avec la chaise adaptée, attacher les serviettes, présenter le menu, apporter le chariot, constituer les assiettes. (et répondre au coup de téléphone d’un papa qui a une question, accueillir l’enfant qui arrive à 11h30, gérer le conflit entre 2 enfants qui veulent le même jeu, aller chercher le froid pour mettre sur la morsure qu’un enfant vient de recevoir, inviter de nouveau et pour la 3ème fois les enfants, qui se sont levés pour les suivre, à se rasseoir…)

Ce temps est vécu tout à fait autrement par les enfants (qui ont faim). 

  • Certains sont allés s’asseoir à table : pour eux « aller manger = s’asseoir à table »
  • Un autre est allé prendre un morceau de pain sur le chariot « aller manger = manger »
  • Un autre a poussé ce chariot « aller manger = apporter le chariot »
  • Un autre a mordu un enfant « aller manger = croquer » (ou c’était peut-être pour une autre raison)

N’ont-ils pas écouté ? ça peut être le ressenti des adultes. Mais ce n’est qu’un point de vue. 

Avec cette équipe nous avons travaillé à développer une meilleure concordance entre ce qu’elles disent et ce qui est observable par les enfants car à moins de 3 ans, il est certain que les enfants sont centrés sur les états, sur ce qu’ils voient. Ainsi, les enfants mettront plus de sens sur les paroles de l’adulte, pourront mieux écouter (s’ils le veulent) et construiront un monde avec plus de sens et plus sécurisant.

Sans connaissance, on surestime souvent les compétences temporelles d’un enfant

Une histoire de temps

Toujours durant la même observation, les enfants sont assis à table et la professionnelle prépare les assiettes. Un enfant de 2,5 ans n’arrive pas à attendre. Il essaie de prendre une assiette déjà prête que la professionnelle a posée sur la table. Excédée par cet enfant qui ne l’écoute pas elle lui dit : « on va manger, tu attends, c’était déjà comme ça hier et avant-hier, tu le sais ».

Nous avons décortiqué cette phrase ensemble. Bien sûr, elle ne s’en rappelait plus, cette phrase est sortie alors qu’elle était en train de faire autre chose, elle n’a pas choisi en pleine conscience de formuler les choses ainsi. Et tant mieux car cette phrase commence avec du futur, demande une action d’inhibition au présent qui vient contredire ce qu’il voit « une assiette pleine » et ce que l’adulte vient de dire « manger », puis enchaine avec du passé et même 2 temps chronologiques différents dans le passé. L’enfant ne peut pas comprendre et donc ne peut pas écouter. 

Avec l’équipe nous avons retravaillé l’importance de l’anticipation (la préparation des assiettes ?), l’annonce de ce qu’elles attendent des enfants tout en prenant en compte qu’ils ne sont pas en capacité d’inhiber leur comportement.

Les enfants doivent attendre, ce qui signifie de ne pas faire quelque chose, comportement quasiment impossible à 2,5 ans au niveau de leur maturation cérébrale. Une idée pourrait être de demander aux enfants de chanter une chanson durant ce temps, ainsi les enfants sont dans l’action, et ça, ils savent faire. Il est aussi possible de mettre un sablier au milieu de la table, de demander aux enfants de le regarder et de dire à l’adulte quand le sable est tout tombé. Nous avons aussi parlé de mettre des indices visuels rendant concrètes ces notions de temps : l’arrivée du chariot, que chaque enfant installe son set de table, aille chercher un verre et une cuillère…, mette sa serviette… 

Connaître pour comprendre et s’adapter

Se mettre à la place de l’enfant pour tâcher de comprendre ce qu’il comprend de la notion de temps nous aide à nous adapter à ses capacités, à adapter nos outils mais aussi nos paroles en lui demandant des actions réalisables et donc pouvoir être entendu par lui. 

La connaissance théorique est nécessaire mais insuffisante. Il me parait essentiel d’avoir un lieu pour apprendre à adapter ses pratiques, son langage, sa posture dans certaines situations. Les temps d’analyse de la pratique peuvent être des temps privilégiés pour cela car dans l’action du quotidien, cela est impossible, et seul.e en lisant un livre (ou un article de blog) ou en formation, cela reste souvent théorique. L’équipe, les collègues, l’observation extérieure… permet d’analyser et construire des réponses concrètes qu’il est réellement possible de mettre en place dans le cadre de la crèche.